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les epees - Page 108

  • N°11 - Entretien avec Emile Poulat

    Émile Poulat, professeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, est un des plus éminents spécialistes de l’histoire contemporaine du catholicisme et de son affrontement à la culture moderne. Il est l’auteur de plus de vingt ouvrages sur ce sujet et de nombreux articles.

    Beaucoup d’ouvrages parus récemment, clament la mort du catholicisme en France. Ce n’est pas la première fois qu’un tel constat est fait, comment expliquez-vous la récurrence de ce thème ?

    J’ai un souvenir personnel à ce sujet : mon vieux maître Ignace Meyerson - médecin, juif, polonais, matérialiste, rationaliste, etc. - discutait avec son maître Charles Seignobos, l’historien. Seignobos en 1905 disait à Meyerson, « ils ne sont plus rien », (déjà !) et Meyerson lui a répondu, « ce n’est pas possible, l’Église catholique est une trop grande force pour disparaître aussi rapidement ». Force et faiblesse de l’Église, depuis un siècle il y a plus d’une centaine d’ouvrage sur ce sujet. Alors quand on dit que c’est la fin du catholicisme, je dirai que cela dépend de ce que l’on regarde. 

    La dénonciation de la « fin du catholicisme » ne montre-t-elle pas la limite de la pensée des observateurs du catholicisme plus qu’une limite de la vie de l’Église ?

    En tout cas les limites de la pensée des catholiques qui tartinent cette histoire. Ils ont des idées courtes et encore plus la vue courte. Bien sûr on peut observer des signes de déclin, des signes de transformation, mais il faudrait les référer à l’ensemble de la société française, parce que si l’Église se porte mal, les partis politiques et les syndicats se portent encore plus mal, il n’y a que le grouillement de la vie associative qui se porte bien aujourd’hui, et d’ailleurs personne n’est capable de dire ce qui se passe dans ce grouillement, y compris sur le plan religieux où il se passe des tas de choses. Je vais peut-être vous choquer, mais aujourd’hui en France, vous avez l’État, la République avec son appareil d’État, les moyens de l’État etc. Au dessous de l’État quelle grande force sociale voyez-vous ? Je ne vois que l’Église catholique. Quelle autre institution est capable d’aligner autant de moyens ? Peut-être qu’elle les utilise mal, peut-être qu’elle les contrôle mal, mais c’est quand même l’Église catholique. Après que trouve t-on ? Très loin, il y a les partis, les syndicats, la Ligue française de l’enseignement avec trois millions d’adhérents, et ensuite ?Les églises se vident pour des tas de raisons, mais d’autres lieux se remplissent. Je ne sous-estime ni l’ampleur de la crise ni les transformations, mais par exemple le Secours Catholique, quel est aujourd’hui le parti, le syndicat, l’organisation qui dispose d’un réseau national et international aussi efficace ? En comparaison que reste t-il du Parti Communiste qui fut le « premier parti de France » ? Que reste t-il de l’élan gaulliste ? Regardez aussi les maisons d’éditions : quel parti a encore une maison d’édition ? Les partis politiques n’ont plus de quotidiens, tous les quotidiens sont indépendants or l’Église catholique dispose de La Croix, qui a un lectorat deux fois supérieur à celui de L’Humanité. Le groupe Bayard-Presse est une réussite extraordinaire avec une implantation internationale et un grand nombre de revues. Sans parler du groupe “Média-participation” qu’on appelle encore Fleurus-Mame. Aujourd’hui prenez l’annuaire catholique Publicat, aucune organisation en France n’est capable de manifester une telle vitalité. Sans compter le rayonnement de personnalités qui sont connues comme catholiques. Encore une fois, je ne conteste pas l’ampleur des déclins mais il ne faut pas se limiter à eux. C’est un mot que je cite souvent de Louis Veuillot dans une pièce Lendemain de victoire qui était un lendemain de révolution, après les journées de juin en 1848 et la Commune en 1870 : le jésuite qui va être fusillé dans sa prison parle avec son geôlier et lui dit « vous voyez ce qui meurt, vous ne voyez pas ce qui naît ». Alors dans ce qui naît tout n’a pas les promesses de la vie éternelle, peu survivra, mais je suis frappé de cette étonnante vitalité.

    L’Église subit des transformations qui affectent la société toute entière, comme la fin de l’engagement et la fin des militants par exemple. À ce titre il faut noter que la République souffre aussi de la sécularisation. Si l’Église subit les mêmes transformations que l’ensemble de la société, la société subit aussi les conséquences de la déprise sociale du catholicisme ?

    Quand l’instruction morale et religieuse a été remplacée par l’instruction morale et civique, les députés catholiques ont demandés à Jules Ferry quelle morale il allait enseigner à l’école ? Il a répondu la morale de nos pères, c’est-à-dire la morale commune, le décalogue. Aujourd’hui le décalogue a volé en éclat. Jules Ferry et les évêques seraient également révulsés devant notre monde de permissivité. La IIIe République n’était pas permissive en morale publique, il y avait encore des certificats de bonne vie et mœurs. Aujourd’hui on dit que 80 % des messages échangés sur Internet sont sur le sexe. C’est un monde qui était impensable aux pères fondateurs de notre République laïque.De 1789 à 1905, c’est finalement une proclamation des libertés personnelles - les droits de chacun - sans réflexion sur ce qu’est la liberté. La question du sens de la liberté était laissée à la discrétion de l’individu, à son libre examen. Cette liberté va produire des fruits inattendus parce que ceux qui ont proclamé la liberté n’ont jamais réfléchi à ces effets qui sont imprévisibles. Nous sommes dans une situation inédite dans l’histoire de l’humanité,  personne ne peut faire état d’une expérience antécédente, si l’on excepte les années 1794-1802 pendant la Révolution en France et la tentative soviétique. Toute société avait une référence transcendante. Nous sommes la première société dans l’histoire à refuser tout garant métasocial, laissant chacun d’entre nous à la liberté de sa conscience.

    Comme le disait Durkheim « comment faire tenir une société que rien ne transcende mais qui transcende chacun de ses membres » ? Cette question n’adresse t-elle pas un défi spécifique aux catholiques ? Ne définit-elle par leur vocation de témoins de Dieu dans une société sécularisée ?

    Ce à quoi je suis sensible, c’est que beaucoup de catholiques se bercent de rêves et d’illusions sans voir l’ampleur du défi qu’ils doivent affronter. Aujourd’hui ceux d’entre eux qui vous annoncent la « fin du catholicisme » sont aussi ceux qui disent être parfaitement à l’aise dans la société actuelle. Pour moi, le problème n’est pas là, tant mieux s’ils sont à l’aise, mais qu’ils restent lucides : nous sommes dans une société qui ne sait pas où elle va ! La faille du monde actuel c’est l’absence de réflexion sur le sens de la liberté et de la société. C’est à ce défi là que les chrétiens ont à répondre plutôt que de rechercher le consensus à tout prix. Je dis toujours aux évêques qu’ils n’ont rien à perdre à reconnaître à tout homme une entière liberté de conscience, mais que cette reconnaissance ne les oblige pas à reconnaître tout ce qui se fait au nom de l’idée que chacun se fait de sa liberté. À ce point là tout passe par une réflexion sur la liberté mais une liberté nécessairement responsable, par rapport aux autres si elle ne l’est pas par rapport aux instances transcendantes. Il faut répondre à la question du sens non par un consensus mou, en peau de chagrin, mais au contraire oser la radicalité de la question du sens : « qu’est ce que la liberté et qu’en faire ? » C’est-à-dire être le sel, ce qui donne sens, ce qui donne goût. Le cas échéant quand arrive la catastrophe on ne peut pas éternellement dire « c’est la faute à l’autre ».

    Alors quel avenir pour le catholicisme ?

    Je peux vous faire plusieurs réponses. D’abord il dépend de Dieu, c’est une réponse de théologien ou de croyant. Par ailleurs il est vrai que des Églises ont disparu de la surface de la terre, par exemple celle de St Augustin l’Afrique chrétienne du Nord, c’est-à-dire la terre d’expansion du christianisme ancien : il n’en reste plus grand chose. Ensuite l’avenir ce sera ce que les catholiques en feront. Il leur échoit la vocation  toujours périlleuse d’être signe de contradiction, être l’âme d’un monde qui les rejette de plus en plus. Je citerai ici un texte d’un auteur inconnu du IIe siècle, qu’aimait Henri-Iréné Marrou, c’est La Lettre à Diognète, la première apologie du christianisme : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par la coutume. Ils n’habitent pas des villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. [...] Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle.[…] Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. […] Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, mais leur manière de vivre est plus parfaite que la loi.[…] En un mot, ce que l’âme est dans leur corps, les chrétiens le sont dans le monde… »

    Propos recueillis par Alain Raison

    Derniers ouvrages parus :w Notre laïcité publique, Berg International, 2003.w Le Christianisme à contre-histoire, entretiens avec Dominique Decherf, Le Rocher, 2003.

     

  • N°11 - Kill Bill : Le goût du sang

    Par Philippe Mesnard

    La scène centrale de Kill Bill est hallucinante : Uma Thurman, l'Aphrodite languide des Aventures de Munchausen, la rebelle discrète de Gattaca, expédie à grands coups de sabre une petite centaine de Japonais fous (et masqués). Au milieu des hurlements assourdis, alors que l’image est passée de la couleur (flatteuse pour les jets de sang) au noir et blanc légèrement granuleux (idéal pour les gros plans expressifs), elle virevolte en équilibre sur une rambarde.Tarantino, cinéaste rare, nous interpelle à nouveau : qu’est-ce que le divertissement, au cinéma ? Est-il légitime de prendre un quelconque plaisir au spectacle de mutilations acrobatiques ? Où est le talent ? Si on peut prétendre ne voir en Kill Bill qu’un hommage aux “films de genre”(1), c’est-à-dire aux films divertissants sans prétentions intellectuelles, il est bien plus que cela. Le Faucon maltais est censé être un chef d’œuvre depuis que Huston, Hammett et Bogart sont devenus des icônes (sans parler de Peter Lorre, devenu “culte”), Shining n’est PAS un film d’horreur au seul motif que Kubrick en a assuré la réalisation, pourquoi Kill Bill ne se réduirait-il à « un spectacle de violence gratuite » ?Sobriété de l’excèsDans une mise en scène somme toute assez sobre si on la compare aux délires chinois de Tsui Hark (aux films de Hong-Kong, en fait), dont elle s’inspire, et surtout à l’utilisation massive qu’Hollywood en a fait (les délires emphatiques de Matrix 2 et 3, ou la vulgarité de Blade 2), Tarantino nous raconte une histoire classique : déchéance - mort - résurrection - transformation, le passage d’une vie à une autre, grand classique du cinéma hollywoodien. L’histoire est palpitante : notre héroïne réussira-t-elle à supprimer tous les méchants très méchants qui lui ont fait du mal ? Oui, il est jubilatoire de la voir trancher avec naturel tant de poignets et de chevilles pendant que cent sbires l’attaquent en hurlant et que la propriétaire du restaurant essaye de gagner la sortie sans déraper dans le sang.Des flots de sangEt oui… il y a du sang. Des flots de sang. Et du coup l’accusation de violence gratuite, spectacle obscène, etc. Le cinéma serait-il soluble dans le sang ? Est-il interdit de se divertir en voyant les autres mourir ? Et pourtant, « suave mari magno… »(2). Il est divertissant de voir quelqu’un mourir quand c’est le méchant, de voir le traître humilié, il y a une part de sadisme assumé dans le cinéma, dès sa naissance, des films de Walt Disney à ceux de Godard, des westerns de John Ford à ceux de Peckinpah. Pourquoi le sang chez Fritz Lang serait-il moral et culturel, et le sang chez Tarantino immoral et vulgaire ? Une fois admise l’idée choquante qu’on peut représenter dans une œuvre d’art la mort, la vie, la honte (autrement dit une fois redécouvert les principes qui guident toute représentation depuis quelques millénaires), les mérites de cette œuvre ne sont pas à chercher dans une prétendue utilité sociale qui lui serait extérieure et préalable, mais dans sa cohérence interne, d’une part, et son insertion dans un ensemble d’œuvres plus vaste, d’autre part.Ce qui fait la force de Kill Bill, c’est le talent de Tarantino, sa direction d’acteur impeccable (Uma Thurman est magistrale, aussi crédible en mariée morte qu’en touriste bécasse ou en reine du sabre), son scénario intelligent (rien d’inutile, chaque scène construit et le personnage et la narration), le style est fluide, la narration limpide, le rythme nerveux (réussissant ainsi à réunir et transcender les qualités éparses dans ses films précédents), l’hommage réussi mais point appuyé, les combats virtuoses, l’humour discret. On pourrait consacrer un paragraphe entier à la bande son, très intelligente, quasi-tatienne. Ce qui fait l’évidence de Kill Bill, c’est précisément qu’il se passe de justifications morales et qu’il n’entend qu’être un film dans un univers de film, pas un discours social qui ne s’avoue pas et jouerait sur les ressorts douteux du sentiment et des images. Et si le spectateur se découvre avec horreur réjoui d’avoir été écœuré, comme il a pu être honteux d’être excité par un film “érotique”, il faut qu’il l’admette. Car, fondamentalement, c’est tout spectacle qui est obscène. La parodie de la vie, la mise à nu de ce qui est intime : se voir soi-même exister, prendre conscience que vivre est une expérience redoutable.     
     
     
    Philippe Mesnard

    1 : Catégorie critique mystérieuse qui signifie, au choix : film-qu’un-critique-ne-reconnaîtra-jamais-avoir-apprécié, ou film-étranger-bizarre-qu’il-n’est-pas-encore-de-bon-ton-d’apprécier, ou enfin
    film-d’un-auteur-pas-encore-porté-aux-nues,
    2 : Lucrèce.